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Nora se précipita aussitôt dans son nouvel appartement. À peine avait-elle ouvert les multiples verrous que O’Shaughnessy la rejoignait déjà. Ils se glissèrent dans le living-room et Nora s’empressa de refermer les verrous derrière eux avant de s’approcher de la petite fenêtre carrée. Il restait encore deux clous ayant dû servir à tendre des rideaux de fortune. Nora s’en servit pour accrocher son manteau afin d’empêcher les regards indiscrets.
— Charmant endroit, fit O’Shaughnessy en humant l’air. L’endroit idéal pour tourner Mystère à Chinatown.
Nora ne prit pas la peine de répondre. Les yeux rivés sur le sol, elle réfléchissait déjà à la manière dont elle allait organiser son chantier de fouille.
Pendant que son compagnon visitait l’appartement, elle délimitait les secteurs l’un après l’autre, fourbissant son plan d’action. Puis elle se mit à genoux et sortit de sa poche le couteau dont elle ne se séparait jamais, un canif offert par son frère Skip le jour de ses seize ans. Elle en déplia la lame qu’elle glissa entre deux dalles, décollant soigneusement la croûte de poussière et d’encaustique accumulée depuis des décennies. Elle dégagea progressivement la première dalle de son écrin de crasse avant de l’ôter entièrement.
Une forte odeur d’humidité monta jusqu’à ses narines. Elle enfonça son doigt dans le sol, constatant que la terre était fraîche et élastique. Elle la sonda longuement à l’aide de son petit couteau et découvrit des petits graviers mêlés à la terre meuble. Une consistance parfaite pour ce qu’elle avait à faire.
Elle se redressa et fit des yeux le tour de la pièce. O’Shaughnessy se tenait derrière elle, l’observant avec curiosité.
— Que faites-vous ? demanda-t-il.
— Je cherche à déterminer la nature du sol.
— Et alors ?
— De la terre et quelques gravats, pas de ciment.
— C’est bon signe ?
— C’est même génial.
— Si vous le dites.
Elle remit la dalle en place et se releva avant de regarder sa montre. 3 heures de l’après-midi. On était vendredi, et le Muséum fermerait ses portes deux heures plus tard. Tout juste le temps de récupérer ce dont elle avait besoin.
Nora se tourna vers O’Shaughnessy.
— Patrick, il faudrait que vous alliez à mon bureau au Muséum y prendre des outils et du matériel.
— Pas question, répondit O’Shaughnessy en secouant la tête. Pendergast m’a fait jurer de ne pas vous quitter d’une semelle.
— Je sais, mais il n’y a aucun danger, ici. Il y a une demi-douzaine de verrous sur la porte, sans parler des chaînes de sécurité. C’est beaucoup moins dangereux pour moi que de me promener dans la rue. En plus, le meurtrier sait très bien où je travaille. Vous préférez que ce soit moi qui y aille pendant que vous m’attendez sagement ici ?
— Qu’y a-t-il de si urgent ? Pourquoi ne pas attendre tout simplement que Pendergast sorte de l’hôpital ?
Nora le regarda avec des yeux ronds.
— Vous plaisantez, ou quoi ? Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a un cinglé en liberté, prêt à découper en morceaux le premier venu. Le temps presse.
O’Shaughnessy observa longuement Nora, hésitant.
— Pas question de rester ici à ne rien faire. J’espère que vous n’allez pas me compliquer la vie, Patrick. J’ai besoin de mes outils, et j’en ai besoin tout de suite.
Voyant qu’il hésitait toujours, Nora se fâcha.
— Puisque je ne peux pas vous avoir par les sentiments, je vous demanderai d’y aller immédiatement. C’est un ordre, et je ne rigole pas.
O’Shaughnessy, vaincu, poussa un grand soupir.
— Vous fermez à double tour derrière moi et vous n’ouvrez à personne. Promis ? Même pas au proprio, aux pompiers ou au père Noël. Rien qu’à moi. Okay ?
— Okay, promit Nora.
— Bon, je reviens dès que possible.
Nora fit la liste de tout ce dont elle avait besoin sur une feuille de papier, donna ses instructions à O’Shaughnessy et verrouilla soigneusement la porte d’entrée derrière lui. Dehors, l’orage grondait. Elle s’éloigna lentement de la porte et observa longuement le décor qui l’entourait. Son regard s’arrêta sur les dalles du sol. Un siècle plus tôt, en dépit de tout son génie, Leng n’aurait jamais pu anticiper les progrès de l’archéologie moderne et Nora n’avait pas l’intention de laisser le moindre indice lui échapper. Si Leng avait bien installé son laboratoire à cet endroit, elle était sûre d’en retrouver des traces. Les sites archéologiques finissent toujours par parler. Les gens, aussi prudents soient-ils, laissent infailliblement des traces de leur passage.
Elle se remit à genoux et, à l’aide de son petit couteau, descella de nouvelles dalles. Un long roulement de tonnerre, tout proche cette fois, fit trembler la terre sous ses doigts et Nora s’arrêta, le cœur battant. Ce n’était pas le moment de flancher. Aucun assassin ne l’empêcherait de percer les secrets de cette terre humide, tassée par le poids des ans. Pour se donner du courage, elle songea à la tête qu’aurait fait Roger Brisbane s’il avait pu la voir. Qu’il aille se faire voir, se dit-elle en souriant intérieurement.
Elle tourna et retourna son canif entre ses doigts avant de le refermer en soupirant. Toutes sortes de pensées se bousculaient à présent dans sa tête. Elle avait passé sa vie d’adulte à exhumer et cataloguer des ossements sans ressentir la moindre émotion, tout en sachant pertinemment que les squelettes qu’elle déterrait avaient appartenu à des êtres humains, comme elle. Dans n’importe quelle discipline scientifique, il est indispensable de préserver son objectivité, de se distancier par rapport à son sujet. Ce n’était pas le cas avec Mary Greene, dont l’histoire l’avait bouleversée. Le jour où il avait emmené Nora devant le taudis où la pauvre gamine avait vécu, Pendergast lui avait fait toucher du doigt le tragique de sa brève existence, l’horreur de sa mort. Pour la première fois de sa vie, Nora avait éprouvé de la tendresse et de la commisération envers quelqu’un dont elle avait manipulé les os, après les avoir sortis de la terre où l’oubli les avait enfoncés. Elle avait beau faire, les paroles de Pendergast l’obsédaient, et elle n’arrivait pas à chasser de son esprit l’image de Mary Greene.
Nora avait désormais un compte personnel à régler avec Leng.
Une violente rafale de vent secoua la porte, venant interrompre sa rêverie au moment où retentissait un nouveau roulement de tonnerre. Nora déplia la lame de son couteau et se mit à gratter furieusement la terre entre les dalles du sol. La nuit promettait d’être longue.